A la médiathèque de l’Alliance française de Nankin – seul lieu de la ville où l’on peut emprunter des livres en français-, un rayonnage dénote au milieu des classiques « sociologie », « histoire » et autres « bandes dessinées ». « Québec », est-il inscrit au-dessus de l’étagère, aussi grande que la moitié de la section « littérature ». Des romans québécois, des livres de géographie, mais aussi et surtout des manuels de conseils pour réussir son dossier d’émigration vers la province francophone du Canada. J’avais déjà eu vent de l’intérêt des jeunes Chinois pour cette région, qui explique une partie de leur engouement pour la langue française – une maîtrise minimale étant pré-requise à l’immigration. Deux d’entre eux, rencontrés sur place, ont accepté de me raconter comment ils ont pris la décision de quitter leur pays.
Agés de trente ans, Wu et Huang sont mariés depuis trois ans. Elle vient de la province du Yunnan, lui de Yangzhou, à 70 km de Nankin. Tous deux sont informaticiens et se sont rencontrés à Shenzhen, la « zone économique spéciale », où ils travaillaient jusqu’à l’an dernier. « En Chine, la masse de tâches à accomplir dans les métiers de l’informatique est énorme. C’est épuisant », confie Huang . Son époux renchérit : « Et puis on a souvent l’impression d’être un instrument du parti. Dans l’entreprise où je travaillais, j’ai dû aider à élaborer un logiciel qui surveille les informations personnelles de la population. C’est un peu cliché, mais je préfère utiliser mes compétences pour faire avancer le progrès que pour observer mes compatriotes. »
La mobilité pas encouragée
Lancés sur le sujet, ils exposent leur sentiment de ne pas pouvoir s’accomplir en Chine. Wu évoque d’abord le 户口 (Hukou), système d’enregistrement du lieu de résidence des Chinois. Instauré pour protéger les métropoles de l’attrait qu’elles exercent sur les habitants de la campagne, le dispositif donne à chaque citoyen le droit d’accéder aux services publics à des tarifs normaux uniquement dans la ville où il naît. Si le système tend à s’assouplir, les modalités d’obtention d’un nouveau Hukou dépendent encore de chaque ville. « Mon Hukou est à Yangzhou, celui de mon épouse dans le Yunnan. Pour le faire transférer à Nankin, il faudrait qu’en plus d’y travailler, on y loue un appartement d’au moins 60m2, ce qui est bien au-dessus de nos moyens », explique-t-il. « A quoi bon trouver un emploi, construire notre vie dans une ville où on sait que nos enfants ne pourront pas aller à l’école ? » Puis viennent des raisons plus attendues, l’absence de liberté et d’impact sur la direction que prend le pays : « Les élections n’en sont pas, le peuple n’a jamais son mot à dire. Le gouvernement prélève des impôts qui augmentent directement le prix des produits, sans l’écrire nulle part. La plupart des gens achètent sans se poser de question. » Son épouse le relaye: « Notre pouvoir d’achat est extrêmement faible. Pour couvrir le loyer, les dépenses quotidiennes, les salaires suffisent à peine. Se soigner, étudier, voyager… Ce seront toujours des luxes si nous restons ici. »
Le couple utilise un VPN (Virtual Private Network) pour contourner la censure chinoise et avoir accès aux sites occidentaux : « Facebook est un moyen de s’exprimer et d’accéder à toutes les informations que partagent nos connaissances. On estime que c’est notre droit. » Parfois un peu cyniques, ils se disent tout de même « inquiets pour l’avenir de la Chine ». Ont-ils songé à tenter d’agir à leur niveau sur ce système dont ils se sentent prisonniers, plutôt que de quitter leur pays ? Wang sourit : « Même avec de bonnes idées, on ne peut rien faire ici. Le domaine politique est verrouillé, tout est interdit. » Il veut croire que les choses changeront, « peut-être dans cinquante, soixante ans. Mais pour nous et nos futurs enfants, ce sera trop tard ». Son épouse de renchérir : « En attendant, si on ne suit pas le troupeau, on n’a aucune chance d’être promu, de réussir dans la vie. On aspire à autre chose, à tous les niveaux. Et pour ça, on doit forcément partir.»
Plus de chances au Canada qu’aux Etats-Unis
Pourquoi le Québec ? « Au début, on rêvait des Etats-Unis, comme tout le monde. Mais on a rapidement renoncé, c’est presque impossible d’y émigrer aujourd’hui », explique Wang. Il poursuit: « Le Canada est juste à côté, c’est presque pareil finalement … et, venant de Chine, on a là-bas plus de chances concrètes d’être acceptés. » Pour espérer obtenir le précieux visa, il faut exercer un métier dont la main d’œuvre manque dans le pays d’accueil. « Il y a une liste, assez changeante, des spécialités nécessaires. Lorsque l’on a entamé les démarches, le Canada accueillait quelques informaticiens. A l’échelle du pays, ce n’est plus le cas aujourd’hui. » Mais des projets particuliers permettent à certaines provinces canadiennes d’émettre des besoins spécifiques d’immigration. C’est le cas du Québec. « Ces trois dernières années, je pense que c’était la première destination d’émigration des Chinois, devant l’Australie », affirme Wang. L’Australie et son climat de rêve, ils y ont renoncé au vu du niveau d’anglais requis et du faible quota d’informaticiens accueillis. « Et puis, on a entendu dire que les Australiens n’étaient pas très sympas avec les Chinois… »
La destination choisie, le couple a méthodiquement attaqué la montagne de démarches administratives qui se présentait devant eux. En apprenant la langue de Molière, d’abord. Incapables de dire autre chose que « bonjour » et « merci » au mois d’avril dernier, ils parlent aujourd’hui un français plus que correct. Des progrès fulgurants qui s’expliquent par l’intensité du programme de langue suivi à l’Alliance française de Nankin. « On avait mis de l’argent de côté pour prendre le temps d’apprendre le français, préparer les tests de niveau sans avoir à travailler », explique Wang. Objectif atteint : les résultats des examens de français et d’anglais viennent de leur parvenir et devraient être suffisants pour leur dossier. Outre le critère de la langue, les visas sont attribués aux détenteurs du plus grand nombre de « points », m’affirme le couple: « Tout est noté. Un enfant vaut quatre points, deux enfants, huit. Ils veulent des immigrants à la situation la plus stable possible. » Pour accroître leurs chances, ils ont mis en avant le fait d’être mariés : sur le papier, Wang est le demandeur de visa « principal », Huang son «épouse ». La jeune femme est lucide : « Une fois toutes les pièces du dossier rassemblées, il faut parfois patienter deux ans pour obtenir le visa. » Au mois de janvier, ils chercheront du travail en Chine, en attendant la bonne nouvelle. Mais sans cesser de s’informer sur le Canada, de réviser leur français ni de rêver de l’eldorado Québécois : « On a peu d’attaches en Chine. Une fois sur place, on espère convertir notre visa en droit de résidence permanent assez vite. Puis au bout de quatre ans, changer de nationalité ! »